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Une interview de Samah Jabr, le 2 janvier 2015
L’occupation n’aura jamais ni paix ni
légitimité
Le Docteur Samah
Jabr, née à Jérusalem-Est, vit à Shufat en banlieue de Jérusalem
et travaille en Cisjordanie. Issue de la première promotion en
médecine de l’université palestinienne d’Al Quds (Jérusalem),
elle est l’une des vingt psychiatres à pratiquer actuellement en
Cisjordanie. Parallèlement à ses activités professionnelles, Samah
Jabr écrit régulièrement des chroniques dans la presse
internationale depuis la fin des années 1990. Elle a bien voulu
répondre à nos questions.
Docteur
Samah Jabr, vous êtes connue par vos initiatives au niveau
international et votre engagement dans le mouvement national
palestinien, mais vous êtes également médecin et psychiatre.
Comment souhaiteriez-vous vous présenter, en quelques mots ? Je
suis palestinienne, musulmane, médecin, psychiatre et
psychothérapeute. Être professionnelle de la santé m’a fourni
une sensibilité plus forte et des moyens en plus à utiliser dans ma
modeste contribution pour lutter contre l’occupation de la
Palestine. Ce devoir est non seulement naturel et instinctif pour une
Palestinienne native, mais aussi une position éthique
professionnelle adoptée envers toute la violence que l’occupation
impose à la terre, au corps et à l’esprit des Palestiniens.
L’occupation est une crise sur plan sanitaire comme elle l’est
sur le plan politique.
L’histoire
des familles palestiniennes se confond certainement avec celle d’une
dépossession, oppression et occupation vécue au niveau de toute une
société, mais quelle est l’histoire de votre famille ? Êtes-vous
jérusalémite de longue date ? Je
suis née à Jérusalem et à l’exception des années de formation
postdoctorale, j’ai toujours vécu à Jérusalem - comme résidente
temporaire comme tous les Palestiniens de Jérusalem. Je suis
citoyenne de nulle part. Mon grand-père paternel s’est rendu à
Jérusalem pour de meilleures conditions de vie, venant d’un
village près de Naplouse appelé Kifel Hares. Il a travaillé dur
pour acheter des terres dans le village, mais la plupart de ces
terres ont été plus tard confisquées pour l’extension de la
colonie israélienne d’Ariel. Ma mère avait 3 ans quand sa
famille a été déplacée de Jaffa en 1948. Ils ont eu plus de
chance que d’autres réfugiés, car au lieu de se retrouver dans un
camp, ils se sont installés à Jérusalem car mon grand-père était
un homme instruit et il a obtenu un poste de directeur dans l’école
d’un orphelinat, ainsi qu’une belle maison dans la vieille ville.
Sous le mandat britannique mon grand-père avait été emprisonné
pour son implication dans une grève. La belle maison familiale
avec une vue sur la mosquée a été saisie et scellée par les
Israéliens en 1969, comme punition pour la participation présumée
d’un de mes oncles, qui avait alors 17 ans, dans un attentat contre
un autobus israélien. Cet oncle est resté en prison jusqu’au
milieu des années 80, moment où il a finalement été échangé
avec un soldat israélien, puis exilé depuis lors. J’ai grandi
dans une maison où l’éducation était encouragée et où on nous
surprotégeait face à l’engagement politique. Mon père, un
éducateur, estimait que ce serait à travers leur profession que ses
enfants seraient le mieux en mesure de servir la Palestine.
De
par votre profession, vous êtes directement confrontée aux
traumatismes, voir aux ravages psychologiques causés par
l’occupation coloniale la plus longue (et probablement la plus
impitoyable) dans l’histoire moderne. Votre métier ne vous fait-il
que traiter des pathologies liées à cette oppression ? Et est-il
toujours possible d’établir une claire distinction entre ce qui en
est la conséquence et ce qui ne l’est pas ? Dans
ma pratique, je rencontre habituellement une image mélangée,
dynamique, d’une souffrance qui incorpore le personnel et le
politique, l’individuel et le collectif. Une femme souffrant d’une
maladie biologiquement déterminée, comme le trouble bipolaire,
pourra éprouver plus de rechutes avec le meurtre de son enfant, la
détention de son mari, et la démolition de sa maison. Un toxicomane
peut être facilement manipulé pour devenir un collaborateur. Le
modèle biopsychosocial qui suggère que la santé ou la maladie est
une interaction de facteurs biologiques, psychologiques et sociaux,
devrait donner une marge importante pour l’intégration de la
violation des droits humains et le traitement injuste subi par les
Palestiniens. Il est vrai que l’occupation nuit à tous les
aspects de la vie palestinienne - l’économie, la santé,
l’éducation, la législation etc. Mais l’occupation n’est pas
la seule oppression dans la vie palestinienne. Le manque de
démocratie, la polarisation politique, la corruption, le népotisme,
les inégalités entre les sexes et les distinctions selon
l’appartenance sociale, sont d’autres maladies sociales qui se
perpétuent sous l’occupation et qui affectent la qualité de vie
et le bien-être des personnes, comme la façon dont les Palestiniens
se rapportent à l’autre, même en dehors de la population
médicalement traitée.
Vous
avez à plusieurs reprises cité l’exemple des enfants (garçons)
prenant peu à peu dans la famille la place du père emprisonné,
avec tous les problèmes que cela crée au moment du retour, quand il
se produit... Dans un cas comme celui-ci, vous avez certainement été
obligée d’intégrer la famille dans votre traitement. Comment
avez-vous procédé ? Votre intervention a-t-elle été bien perçue
et bénéfique ? Les interventions
familiales sont généralement appropriées et bénéfiques dans la
communauté palestinienne pour plusieurs raisons. Les Palestiniens
sont une communauté, un collectif qui partage un récit national et
une mémoire commune, et la cohésion de la famille est largement
considérée comme un élément de protection face à l’occupation.
Voilà pourquoi cet élément est systématiquement pris pour cible
par les politiques de l’occupation, comme les attaques et les
humiliations des pères devant leurs enfants aux points de contrôle,
quand ceux-ci ne parviennent pas à protéger leurs enfants contre
les agressions des soldats, ni ne parviennent à subvenir aux besoins
de leurs familles. Dans certains cas, les Israéliens arrivent à
transformer en collaborateurs des membres de familles de militants.
Ces politiques endommagent la structure familiale et brisent la
cohésion sociale de notre peuple. Les hommes qui ont été
torturés et ont disparu pendant des années derrière les barreaux
reviennent à la communauté avec un aspect extérieur problématique
et des vulnérabilités cachées. Ceux qui les côtoient à la maison
peuvent voir leurs faiblesses et reprendre sur eux la souffrance du
père. Il est plus fréquent dans ma pratique professionnelle de voir
une femme dépressive, une fille anxieuse, ou un garçon désadapté
se présenter pour un traitement comme patient identifié, alors que
j’apprends ensuite que le père se réveille en criant au milieu de
la nuit, qu’il est en permanence irritable et passe ses journées à
fumer et à regarder les informations - parce que souvent le fils
ainé a rempli son rôle. Ce père - avec le statut social de héros
national - ne viendra pas voir un thérapeute pour un traitement pour
lui-même, mais sera prêt à venir dans le cadre de la famille pour
le traitement du patient identifié. Et une fois que la famille est
présente, nous concentrons notre attention sur la famille en tant
que système, mettant à l’épreuve leurs points de force, ainsi
que l’interaction et la communication entre ses membres qui
entrainent une confusion dans les rôles et pourraient rendre la
famille dysfonctionnelle ou symptomatique.
L’occupant
est, à proprement parler, responsable à grande échelle de
souffrances psychologiques et mentales. Comment arrivez-vous à gérer
un tel contexte ? Qu’est-ce qui vous fait poursuivre sur cette
voie, en dépit de toutes les difficultés ? Je
tente de gérer cela en répartissant mes efforts entre faire face
aux conséquences et faire ce que je peux pour contrecarrer la cause
de la souffrance. En plus de mon vaste travail clinique et
d’enseignement, ainsi que ma contribution au développement des
services de santé mentale en Palestine, j’écris et m’exprime
souvent à travers les médias publics pour sensibiliser l’opinion
au niveau local et international sur la façon dont les politiques de
l’occupation blessent l’esprit et l’état moral de la
communauté palestinienne. Je tente de contrecarrer la propagande
dont sont victimes les Palestiniens et qui encourage un silence au
niveau international sur ce qui se passe en Palestine. Je tente de
promouvoir la solidarité avec les Palestiniens auprès de ceux qui
se battent pour la justice comme à un niveau professionnel, parce
que je crois que pour les opprimés, la solidarité est plus
appropriée que les médicaments ou la thérapie. La solidarité avec
les Palestiniens, alors que ceux-ci ont été déshumanisés par
l’occupation, donnent de la valeur à ce qu’ils endurent et
maintient leur croyance en la bonté du monde. En conclusion la
solidarité les protège contre l’insensibilisation ou la
radicalisation. Écrire me permet de lutter contre le sentiment
d’impuissance et me permet d’organiser mes pensées et
sentiments. C’est donner la parole à ce que je ressens ou
témoigner de ce que j’apprends à travers mes patients. J’ai
aussi été aidée par des personnes qui ont eu de l’importance
pour moi, qui m’ont inspirée et aidée dans la voie qui est la
mienne.
Parlons maintenant sur un
plan politique plus général. Le soulèvement en cours dans les
territoires sous occupation, est essentiellement le fait de la
jeunesse. S’agit-il d’une nouvelle génération de résistance,
en gestation de plusieurs années et apparaissant en pleine lumière
aujourd’hui ? Ou est-ce juste une perception simplificatrice,
depuis l’extérieur de la Palestine ? Je
ne pense pas que ce qui se passe aujourd’hui est un phénomène
nouveau dans la lutte des Palestiniens, même si cela prend une forme
différente. Tout au long de l’occupation et même avant, sous le
mandat britannique, il y a toujours eu des gens pour résister au nom
de la communauté. Cette résistance a pris différentes formes à
différentes périodes dans l’histoire. Chaque fois que les partis
politiques ont fait marche arrière, la résistance a pris une forme
moins organisée, comme un phénomène populaire spontané. La
première Intifada était une réaction à la situation des
Palestiniens au Liban dans les années quatre-vingt. La deuxième
Intifada a été en réaction à l’échec du sommet de Camp David.
Elle a commencé comme un soulèvement populaire mais a ensuite été
rapidement accaparée par des militants en armes. Les événements
actuels - qui ne sont pas encore un mouvement - sont une réaction au
processus de paix défunt, au danger croissant posé par les colons,
à la déception à l’égard de la direction palestinienne et à
l’antagonisme qui prévaut entre les principaux partis
palestiniens. Ce mouvement est dirigé par des jeunes qui sont
pour la plupart sans affiliation à un parti. Ce mouvement est
désorganisé et spontané. Ses actions sont généralement décidées
sur le terrain, en réaction à la perte d’amis ou de
connaissances. Les partis politiques tentent de surfer sur cette
vague actuelle de la résistance. Le parti dominant brandit ses
drapeaux et imprime des affiches pour les martyrs transformés en
icônes, afin de s’approprier les sacrifices de certains d’entre
eux et masquer les manquements de l’Autorité palestinienne à
réagir à la situation. Mais les coups portés par l’occupation et
ses sous-traitants sont si durs qu’ils ont un impact sur tous les
mouvements de résistance sérieuse. Les coûts individuels sont
trop lourds dans le moment actuel. Notre leadership abandonne les
familles endeuillées et les affligés. Il y a une empathie encore
craintive et pas encore suffisamment de soutien populaire ou de
mobilisation pour construire quelque chose sur les initiatives de
ceux qui se battent, pour rendre leur lutte plus efficace et
impliquer un plus grand nombre de personnes dans des actions moins
dangereuses, pour construire un mouvement populaire identique à
celui de la première Intifada.
Il
est d’usage de parler d’une période « post-Oslo », d’une
rupture consommée avec ce qui s’avère avoir été principalement
un outil de renforcement et d’extension de l’occupation. Mais
quelles seraient les conséquences sur le plan économique et
sociétal, d’un démantèlement de l’Autorité palestinienne ? A
quel prix un tel bouleversement pourrait-il être assimilé par la
société palestinienne ? L’Autorité
palestinienne (AP) a malheureusement assuré plus de sécurité à
l’expansion de la colonisation israélienne et a affaibli la
résistance et la ténacité des Palestiniens. L’AP a mis sur pied
une large communauté d’employés gouvernementaux ou non
gouvernementaux qui dépendent financièrement des fonds
internationaux, et qui peuvent être soudoyés pour leur opinion
politique. L’Autorité palestinienne n’a pas réussi à faire
vivre des projets économiques ou de développement qui contribuent à
l’autonomie palestinienne. L’AP a façonné la plupart des partis
politiques en caricatures de partis qui jouent le rôle d’ombres de
l’Autorité et dénoncent ceux qui refusent ce jeu. L’Autorité
parle à présent de la présence de Daesh en Cisjordanie, trouvant
là un prétexte pour maintenir sa propre survie. Je ne veux pas
que l’Autorité soit démantelée, mais je souhaite qu’elle soit
profondément réformée et dirigée par une Organisation de
Libération de la Palestine (OLP) rénovée, pluraliste et
représentative. Mon souhait est que nous ayons un gouvernement
démocratique dont le projet sera de libérer la Palestine et non pas
de domestiquer les Palestiniens afin qu’ils se soumettent
totalement à l’occupation. Si cela ne se produit pas, alors que
l’Autorité - qui se soucie plus de l’intérêt de l’occupation
que de son propre peuple - soit démantelée. Ce qui permettra aux
Palestiniens de poursuivre leur lutte contre l’occupation sans
restriction par des mains palestiniennes et placera l’occupation
face à ses propres responsabilités envers la nation occupée et la
laissera - sans la protection de médiateurs palestiniens - face aux
conséquences de ses politiques brutales envers les
Palestiniens.
Vous qui connaissez
de près le mouvement international de solidarité, quelles seraient
les plus fortes recommandations que vous auriez à lui faire ?
Quelles devraient être ses priorités ? Les
militants de la solidarité doivent s’unir et créer un réseau au
niveau local et international, s’épargner la répétition des
mêmes efforts et un gaspillage de ressources. Les activités de
solidarité doivent être permanentes et non seulement en réaction
aux crises. Les militants de la solidarité devraient lutter pour le
changement politique et pas seulement pour répondre aux besoins
humanitaires des Palestiniens. Les efforts de solidarité devraient
faire en sorte que la question des droits des Palestiniens puisse
franchir la distance la séparant des médias sociaux vers les médias
traditionnels, allant des mouvements populaires déjà convaincus
jusqu’à la solidarité dans les syndicats et parmi les députés
dans les parlements. Un mouvement de solidarité internationale doit
être coordonné avec les partenaires palestiniens et selon un plan
stratégique en direction d’objectifs communs, dont le premier est
de mettre fin à l’occupation. Construire cette solidarité est une
tâche difficile, mais les gens peuvent être formés et soutenus
pour y parvenir. Les personnes dans les mouvements de solidarité
peuvent endurer des menaces sur leurs intérêts personnels et en
conséquence un épuisement psychologique, et elles doivent prendre
soin de chercher un soutien approprié pour elles-mêmes en cas de
besoin.
Vous avez vécu en France
plusieurs années puisque vous y avez fait une partie de vos études.
Quel souvenir, quelle perception gardez-vous de la société
française ? Que ce soit par rapport à la question palestinienne ou
en général ? Je suis arrivée en
France sans en parler la langue, en tant que femme musulmane portant
le foulard. J’ai vécu une hostilité considérable et été de
fait empêchée d’étudier pendant plusieurs mois jusqu’à ce que
j’obtienne, grâce à l’intervention d’amis juristes, la
permission du ministère des Affaires étrangères de poursuivre ma
formation avec mon foulard. Étant Palestinienne, j’ai une
sensibilité spéciale pour ressentir la discrimination et le racisme
institutionnalisé, et je pouvais facilement les détecter dans les
politiques et les discours des médias dans de nombreux domaines. Non
seulement en ce qui concerne la Palestine et le fait qu’en France,
la cause palestinienne est présentée comme une manifestation
d’antisémitisme, mais aussi dans la couverture médiatique des
événements dans les banlieues, dans la loi sur « l’enseignement
de l’aspect positif de la colonisation française » en Afrique, et
dans la culture islamophobe. Mais j’ai également fait aussi en
France de magnifiques rencontres personnelles avec des personnes qui
m’ont soutenu socialement et professionnellement, qui ont créé un
espace pour moi en France et ainsi trouvé, pour toujours, leur
propre place dans mon cœur et mon esprit.
Et
enfin une dernière question ... Comment voyez-vous l’avenir ? Il
semble sombre. Le discours génocidaire est clairement audible parmi
les Israéliens, qui jouissent d’une impunité complète et
réduisent au silence toute voix d’opposition. Mais il y aura
toujours des Palestiniens qui lutteront pour les droits des
Palestiniens, en dépit de tous les sacrifices. Il y aura toujours
des militants internationaux qui seront solidaires des Palestiniens
dans les moments les plus sombres. La politique de l’occupation est
de déplacer la majorité des Palestiniens et de réduire et
conditionner au désespoir ceux qui restent. La capacité de
quelques-uns d’entre nous à résister indique que les Palestiniens
sont toujours en vie en tant que nation, qu’ils sont prêts à
maintenir vivante la lutte palestinienne pour la libération, et
continuent à espérer un tournant politique crucial qui aidera les
Palestiniens à imposer leur libération nationale. Nous ne
renoncerons pas et l’occupation n’aura jamais ni paix ni
légitimité.
Propos recueillis
par info-palestine.eu Samedi, 02
janvier 2016
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